Violence et religion | constat et refus

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Par Olivier Bauer - 1er avril 2019

Une vision réductrice associe facilement violence et religion. Mais qu’en est-il au juste? La religion est-elle vraiment source de violence? Cet article propose la synthèse d’un ouvrage majeur de l’auteure Karen Armstrong : Fields of blood : religion and the history of violence sur cette incontournable question.


Dans sa chanson Et si en plus y’a personne1, Alain Souchon disserte sur l’ambiguë relation à la violence des quatre principales religions. Par des allusions, il renvoie au christianisme (avec le prénom Martin et l’expression « Alléluia »), à lhindouisme (« Are Krishna »), à lislam (Abderrahmane, « Inch Allah ») et au judaïsme (David, « Barouh hachem »). Ces religions sont certes « mains pressées » et « prières empressées », « antidouleurs », « jolis cantiques » et « compassion », mais en même temps, elles engendrent des « peurs souhaitées », des « démagogues », des « torpeurs », des « balles traçantes », des « armes de poing », des « femmes ignorantes », des « enfants orphelins », des « vies qui chavirent » et des « yeux mouillés «.
 
Même si le chanteur – qui est aussi le parolier – fait nettement pencher la balance qui pèse les effets des religions du côté de la violence, il dresse de manière synthétique et poétique un constat juste, un constat que d’autres documentent dans des livres épais, un constat que nous sommes tous amenés à faire dans notre propre expérience.

Mais avant de rappeler ces deux constats, je précise le sens que je donne au terme « religion ». La religion est une attitude qui postule lexistence dentités surhumaines, surnaturelles ou transcendantes et la possibilité dentretenir des relations avec elles. Comme il existe différentes manières de se représenter ces entités – leur nombre, leur genre, le nom qu’on leur donne, les qualités qu’on leur reconnaît ou dont on les prive, etc. – et de concevoir les modes de relation – on peut par exemple attribuer aux entités une souveraineté absolue ou se donner la possibilité de les manipuler – on identifie des religions particulières : religions animistes, polythéistes, hénothéistes ou monothéistes; hindouisme, judaïsme, christianisme, islam; religion grecque, vaudou, wicca, etc.
 
Fort de cette précision conceptuelle, je reviens au thème des liens entre violence et religion, d’abord grâce à un livre épais, ensuite sur la base de mon expérience.
 

Un livre épais

En 2014, la spécialiste britannique des religions, Karen Armstrong, publie Fields of blood : religion and the history of violence2, le livre le plus intéressant que j’aie lu sur ce sujet. Elle se propose d’y raconter « la religion et l’histoire de la violence », c’est-à-dire de préciser le rôle de la religion dans une histoire mondiale de la violence. Vaste programme, qu’elle remplit avec ces « champs sanglants » qui forment le titre de l’ouvrage, mais qui en résument aussi les 512 pages. Pour partager quelque chose de ce monumental ouvrage, je réorganise quelques éléments du livre autour de cinq questions3.
 

  1. D’où vient la violence? À cette question, Karen Armstrong répond en présentant les trois cerveaux de l’être humain. Un cerveau reptilien totalement égoïste qui nous pousse à manger à tout prix et à combattre toute menace. Un système limbique, propre aux mammifères, qui nous pousse à prendre soin des plus jeunes et à former des alliances. Et un néocortex qui nous permet de réfléchir et de ne pas agir selon nos instincts. La violence correspond donc à un instinct primitif qu’il est possible de contrôler.
  2. Les guerres sont-elles toutes dues à la religion? « Il est tout simplement faux d’affirmer que la religion est toujours agressive. » Tant que l’on n’a pas détaché la religion des sphères sociales ou politiques, la religion a fait partie des motivations à partir en guerre. Mais quand – dans un processus qui commence en Occident avec la Réforme protestante au 16e siècle, qui devient plus ou moins effectif au 18e siècle et auquel certaines religions résistent – la religion est privatisée et l’État sécularisé, les guerres continuent sans plus invoquer la religion. Ainsi les pires conflits, comme la guerre de Sécession ou les deux guerres mondiales n’ont pas eu de motivation religieuse, même si les combattants ont eu des sentiments religieux. Ainsi, « la France n’est certainement pas devenue plus pacifique après avoir séparé l’Église de l’État «
  3. Est-ce que cela dédouane la religion? Non, car toutes les grandes religions se sont appuyées sur un empire militaire; non, car la religion participe – le passé n’est malheureusement pas de mise – à la violence; non, car elle nourrit la violence en pratiquant des sacrifices, en suscitant des martyrs, en créant des conflits; non, car elle justifie la violence en lui donnant des motifs qu’elle juge justes : défendre les pauvres, lutter contre le mal, propager ses propres convictions; non, car elle légitime la violence en la prétendant accomplissement de la volonté de Dieu; non, car elle stimule les guerriers en promettant des récompenses éternelles.
  4. La religion ne s’est-elle jamais opposée à la violence? Si, car dans toutes les religions, des courants s’opposent à toute violence ou cherchent au moins à la limiter; si, car le monde indo-européen relègue les guerriers au deuxième rang, derrière les prêtres; si, car l’hindouisme recommande de méditer sur la mort plutôt que de l’infliger; si, car le bouddhisme enjoint de faire diminuer la souffrance; si, car la Chine valorise la modération, la tolérance, l’altruisme et la gentillesse; si, car le judaïsme relit ses anciens mythes nationalistes pour faire une place aux autres peuples; si, car le christianisme interdit de se battre entre le mercredi et le dimanche; si, car l’islam rend possible la cohabitation avec les juifs et les chrétiens; si, car les gouvernements se méfient souvent des religions qu’ils jugent trop bienveillantes pour servir de principe de gouvernement.
  5. Est-il possible que les religions évitent la violence? Oui, si elles renoncent aux trois tentations impérialistes, celle que Karen Armstrong mentionne à propos de l’Empire romain. « Les Romains ont revendiqué les trois bases qui caractérisent les idéologies impérialistes qui réussissent : ils avaient reçu une bénédiction particulière de leurs dieux; dans leur vision dualiste, ils considéraient tous les autres peuples comme des barbares avec lesquels il était impossible de traiter d’égal à égal; ils avaient comme mission d’apporter les bienfaits de la civilisation et de la paix au reste du monde. «

 

Une expérience partagée

Les réflexions soigneusement documentées de Karen Armstrong rejoignent un constat empirique que nous pouvons tous faire, que nous devrions tous faire, peu importe que nous nous revendiquions comme croyants ou comme athées. Or les avis sont souvent tranchés. Les milieux laïques justifient leur refus de la religion par un constat qu’ils jugent implacable : inévitablement et inéluctablement, les religions génèrent de la violence. À l’inverse, les milieux religieux se défendent en soulignant que les religions appellent à l’amour et même à l’amour universel et inconditionnel. Faut-il donner raison aux uns et tort aux autres? Faut-il donner tort aux uns et raison aux autres? Examinons quelques arguments!
 
Que la religion et les religions génèrent de la violence est un fait facile à constater et difficile à contester. Elles génèrent des violences politiques et me viennent spontanément à l’esprit la conquête de Canaan, les croisades, les guerres de religion qui opposèrent catholiques et protestants dans l’Europe de la Renaissance ou le terrorisme islamiste. Mais elles génèrent aussi des violences sociales, plus sournoises et plus diffuses, quand elles justifient par exemple l’esclavage, le patriarcat ou l’hétéronormativité. D’où vient cette violence religieuse ou liée à la religion? Probablement d’une double revendication de vérité et d’exclusivité. Si je crois que j’ai raison et que je suis le seul à avoir raison, alors la tentation peut être grande de vouloir imposer ma vérité exclusive aux autres. Si possible de gré, au besoin de force. Et avec bonne conscience – ou de bonne foi – puisque je peux considérer que je le fais « pour le bien » des autres, pour leur éveil ou pour leur salut. Mais il arrive aussi que la religion soit instrumentalisée et que la violence religieuse serve de prétexte à des gens pour accroître leur pouvoir ou leur richesse, à des pays pour agrandir leur territoire.
 
Mais que la religion et les religions appellent à l’amour est un fait tout aussi facile à constater et tout aussi difficile à contester. Dans les textes où la règle d’or – « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse! »  – est largement répandue, comme dans les comportements d’hommes et de femmes qui, inspirés par leur foi, ont fait passer d’autres intérêts et les intérêts des autres avant les leurs. Et spontanément me viennent à l’esprit les exemples de saint Martin qui partagea la moitié de son manteau avec un pauvre – l’autre moitié était propriété de l’armée romaine –, du Mahatma Gandhi et de sa résistance non violente, de Mère Teresa et de son action à Calcutta, du jour de repos hebdomadaire imposé par le judaïsme, de la zakat, obligation de charité dont l’islam a fait son troisième pilier. D’où vient un tel altruisme? Probablement de la confiance mise dans une entité créatrice. Si je crois que je suis engendré par plus grand que moi, alors je peux reconnaître mes sœurs et mes frères dans toute l’humanité et ne pas limiter mon amour à ma seule famille, à ma seule tribu, à mon seul peuple. Et si je crois que j’ai un avenir malgré la mort, alors je peux même accepter de donner ma vie. Mais on pourra aussi estimer que l’amour est tout simplement une attitude vraiment humaine, qui ne requiert ni surhumanité, ni surnaturel, ni transcendance pour se manifester.
 
On aura certainement remarqué – peut-être déploré – la manière dont j’ai caricaturé les milieux laïques et les milieux religieux. Mais si je les ai distingués de manière outrancière, c’est pour mieux les réunir. Car je refuse de donner tort aux uns et raison aux autres. Les deux milieux, laïques et religieux ont raison, mais seulement ensemble, seulement s’ils sont réunis. Les deux constats ne sont justes que si on les additionne : la religion et les religions – toutes les religions – génèrent de la violence et la préviennent, la religion et les religions – toutes les religions – inspirent de l’amour et lui fixent des limites.
 
Karen Armstrong et l’expérience commune confirment l’ambiguïté que chante Alain Souchon : les religions servent « d’antalgiques » en même temps qu’elles justifient l’usage des « revolvers », elles soignent les blessures que dautres causent, elles causent des blessures quelles ne soignent pas. Ce me semble être un fait.
 
Mais c’est un fait qui ne me satisfait pas. Pas plus que ne me satisfait la solution proposée par Karen Armstrong. Ma foi m’interdit radicalement l’impérialisme religieux. Au contraire, elle m’oblige à penser que Dieu bénit toutes et tous exactement de la même manière; elle me force à accueillir comme des égaux ceux qui croient, qui croient autrement que moi ou qui ne croient pas du tout; elle me commande d’apporter ma modeste contribution à l’amélioration du bien commun.
 
Mais c’est un fait qui ne me satisfait pas. Pas plus que ne me satisfait la chanson d’Alain Souchon. À titre de croyant, je m’efforce de faire pencher la balance du côté de l’amour. Et je mets ma confiance dans un Dieu – car je crois qu’il y a « quelqu’un »  – unique, au-delà des noms qu’on lui donne et des qualités qu’on lui reconnaît, ce qui interdit toute guerre au nom d’une religion; je mets ma confiance dans un Dieu qui dépasse toutes les représentations, ce qui interdit toute prétention à posséder la vérité; je mets ma confiance dans un Dieu d’amour, ce qui fait du refus de la violence le critère et la condition même de ma confiance en Dieu et de ma propre fidélité.
 

Notes

1   Souchon, Alain. Et si en plus y a personne, vol. La Vie Théodore (Virgin, 2005).

2   Armstrong, Karen. Fields of Blood: Religion and the History of Violence, 2014. Le livre n’a pas été traduit en français.

3   Repris et adapté de ma recension de l’ouvrage : Olivier Bauer, « Armstrong, Karen. 2014. Fields of blood: religion and the history of violence. New York : Alfred A. Knopf », Une théologie au quotidien (blogue), décembre 2014, https://olivierbauer.org/2014/12/17/armstrong-karen-2014-fields-of-blood-religion-and-the-history-of-violence-new-york-alfred-a-knopf/
 



Olivier Bauer est professeur de théologie pratique à l’Université de Lausanne. Il dirige un programme de recherche consacré à la théologie de la santé https://www.unil.ch/iltp/home/menuinst/recherches-et-projets/theologie-de-la-sante.html  Entre 2005 et 2015, il a été professeur à l’Université de Montréal où il a notamment travaillé sur « la religion du Canadien de Montréal ». Une vision réductrice associe facilement violence et religion. Mais qu’en est-il au juste? La religion est-elle vraiment source de violence? Cet article propose la synthèse d’un ouvrage majeur de l’auteure Karen Armstrong : Fields of blood : religion and the history of violence sur cette incontournable question.
 




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